Les ARG comme paradigme de l’immersion : exemple du projet « Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique »

Pour citer cet article :

Groupierre K., Lelièvre E., « Les ARG comme paradigme de l’immersion : exemple du projet Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique » (HTMLPDF de travailversion papier), in Sociétés, n° Trans-immersion 2016/4 ( n° 134), De Boeck Supérieur, 2016, 15 pages.

Note : Cet article a été écrit en 2012.

Résumé : Les jeux à réalité alternée (ARG) remportent un succès croissant et vantent leur aspect immersif au point qu’on pourrait se demander si cette forme ludique ne serait pas un paradigme de l’immersion. Mais de quelle(s) forme(s) d’immersion est-il question ? Ces jeux sont-ils réellement immersifs ? Et quel serait l’impact d’une telle immersion sur le public ? Pour tenter de répondre à ces question, nous proposons d’étudier dans cet article un exemple d’ARG, le projet « Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique ». Nous verrons comment l’aspect immersif du jeu a été conçu par les auteurs, reçu par les joueurs et quel a été son impact sur l’expérience des joueurs. L’analyse portera sur des données à la fois quantitatives (données issues du site web principal et sondage) et qualitatives (entretien avec les joueurs, retours des acteurs ayant interagit avec les joueurs, messages laissés sur le forums, etc.)

Abstract : Alternate Reality Games have a growing success and tell so much about their immersive aspect that we could question if this ludic form could be a paradigm of immersion. But, on what interaction forme is about ? Are these games really immersive ? And what would be the impact of such an immersion on the public ? To try answering these questions, we offer to study in this paper an example of ARG : the « Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique » project. We will see how the immersive aspect of the game has been created by the authors, received by the players and what was its impact on player’s experience. The analysis will use both quantitative (datas from the main website, survey) and qualitative datas (interviews with players, feedbacks from actors interacting with players, messages left on forums, etc.)

Mots clefs : jeu à réalité alternée, immersion, jeu de rôle, transmédia

Key words : alternate reality game, immersion, role playing game, transmedia

Introduction

Les ARG (Alternate Reality Game) sont apparus alors que se développaient des univers de fiction complets et complexes déployant une même fiction sur plusieurs supports numériques ou non. En effet, il est de plus en plus fréquent d’observer dans le domaine du divertissement des projets offrant au public de découvrir un univers fictionnel via de nombreux médias. Par ailleurs, on peut observer dans le domaine des mondes virtuels le développement de dynamiques communautaires et de systèmes de jeux de rôle. C’est, bercés par ces tendances, que les ARG proposent au public une nouvelle manière de jouer et de s’immerger dans une fiction.

Afin de questionner cette nouvelle forme de création, nous analyserons un ARG d’auteur réalisé en avril 2012. Ce projet, nommé « Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique », est une création hybride proposant aux participants une immersion à la fois sensorielle et fictionnelle3. Inspiré principalement par la ville de Saint-Denis, « Les Mystères de la Basilique » proposait une immersion riche et complexe à travers des créations artistiques variées. On peut ainsi se demander si les ARG et ce projet en particulier peuvent être considérés comme un modèle type, un paradigme de l’immersion ?

L’analyse du projet s’appuie sur les données issues du site-plateforme en ligne4, sur les retours d’expérience de l’équipe (modérateurs, acteurs, etc.), sur des entretiens avec 5 joueurs5 et sur les résultats d’un sondage mené à l’issue du jeu auprès de 34 joueurs volontaires.

I. Contexte des ARG : Cross-média, transmédia, RPG

A. Les transmédia

Le cross-média est un phénomène récent qui consiste à adapter simultanément une même fiction sur différents médias. Ainsi, face à une demande du public, il n’est pas rare de voir un projet à succès décliné en jeu, film, série, goodies, etc. Les exemples de cross-média sont nombreux, parmi les plus célèbres nous pourrions citer Avatar6, Arthur et les Minimoys7, etc.

Cependant, parmi les fictions cross-média qui envahissant le marché, certaines usent davantage des possibilités du multisupport en proposant à chaque support d’apporter une contribution significative à l’univers global. Il ne s’agit plus simplement d’une adaptation de la même histoire d’un support à un autre (cross-média par adaptation), mais d’une narration commune déployée sur plusieurs médias comme l’a défini Henry Jenkins sous le terme de transmédia dans son livre « Convergence Culture »8. La narration commune aux différents médias permet de créer une toile narrative complexe dans laquelle le spectateur peut évoluer, toujours bercé par le même univers. On peut catégoriser trois types de transmédias en fonction de leur potentiel immersif.

Le transmédia à média maître non altéré est une fiction dont la trame narrative principale se déploie sur un seul média (le média maître). Tous les autres supports mis à disposition enrichissent, mais ne peuvent en aucun cas influencer ce média maître qui est inaltérable. Néanmoins, tous ces médias forment un tout et contribuent à construire le même univers. Par ailleurs, tous les supports secondaires sont autant de points d’ancrage de la fiction dans le monde tangible, dans l’espace de vie du public, non seulement dans un but promotionnel (rappeler l’existence du média maître), mais aussi pour offrir au spectateur la sensation d’une fiction plus présente, plus vraie. Tous les éléments permettent de construire un univers fictionnel plus riche et plus présent, facilitant l’immersion du spectateur dans l’univers proposé.

Tout comme dans le cas précèdent, le transmédia à média maître altéré déploie sa narration principale sur un seul et même média. Cependant cette fois-ci, ce qui se passe sur les autres supports peut avoir des répercussions sur le média maître, qui peut alors être considéré comme altéré. C’est le cas du transmédia Wakfu9 où l’on peut voir apparaître dans la série TV un donjon débloqué sur le jeu en ligne la semaine précédente. De plus, ce sont principalement les actions des spectateurs (généralement collectives via la communauté) sur l’un des médias secondaires qui ont un impact sur le média maître, créant des interactions entre le support maître et les secondaires. Cela permet aux participants de se sentir intégrés dans la fiction par les répercussions de leurs actions dans le cadre d’un support sur un autre.

Le transmédia sans média maître a été défini par Christy Dena en 2009 comme une histoire qui, pour être complète, est dépendante de tous ses éléments10. L’histoire principale est portée par l’ensemble des supports mis en place pour la fiction. Les ARG font partie de cette catégorie de transmédia qui propose encore un degré d’immersion supplémentaire. En effet, tout comme dans les deux cas précédents, certains supports intègrent la fiction dans le quotidien des joueurs et il existe des interactions entre les différents supports qui peuvent être mobilisés par la communauté. Mais, en plus de cela, la répartition de la fiction sur différents supports et son aspect ludique incitent les joueurs à être actifs et à se rendre physiquement dans un espace tangible qui est intégré à la fiction comme un support à part entière. De surcroît, la réactivité de certains supports (réseaux sociaux, etc.) porteurs de la fiction ainsi que les petites répercutions sur le jeu des actions d’un individu unique donnent au joueur la sensation d’être lui-même un acteur de l’histoire.

Cependant, les transmédias ne sont pas les seules formes de création à avoir inspiré le projet « Ghost Invaders ». Les systèmes de jeux de rôle en ligne et les gestions de communautés de joueurs qui s’y développent ont également eu une influence importante sur sa réalisation.

B. Jeux de rôle en ligne et communautés

Les jeux de rôle en ligne sont des jeux vidéo multi-utilisateurs, dotés d’environnements persistants et généralement réalisés en images de synthèse tridimensionnelles.Ils sont issus des jeux de rôle sur table11, dont ils ont emprunté de nombreux systèmes ludiques. On dénombre aujourd’hui plusieurs millions de joueurs. Le plus populaire de ces jeux, World of Warcraft, compte plus de dix millions de joueurs réguliers.

Chaque joueur s’incarne à travers un avatar dans le monde tridimensionnel du jeu. Cet avatar permet au joueur d’interagir avec le monde et les autres joueurs. La progression du joueur est évaluée à travers son avatar qui gagne des points d’expériences quand il réussit une quête ou un combat. L’histoire du personnage est contée en parallèle de l’évolution de celui-ci. En gagnant de l’expérience, les joueurs peuvent accéder à de nouvelles zones de jeu et à de nouveaux défis.
L’envie de faire évoluer son personnage, d’explorer l’univers de jeu et son histoire est particulièrement prenante12. Ainsi, ces avatars sont parfois incarnés par les joueurs pendant des années. Les expériences vécues dans ce contexte sont rendues uniques et mémorables par le fait qu’elles ont lieu dans des univers persistants. De ce fait, on a souvent pointé du doigt les jeux de rôle en ligne pour leur aspect addictif qui isolerait de la réalité13.

Dans les jeux de rôle en ligne, les utilisateurs se regroupent dans le cadre de communautés virtuelles. L’immersion que proposent ces jeux est largement intensifiée par le fait que les expériences qu’ils proposent sont partagées. Des systèmes et structures pour la création et la gestion de communautés ludiques se sont ainsi développés dans et autour des jeux de rôle en ligne pour faciliter le « jouer ensemble ».

Les joueurs, même en dehors de ces structures, se considèrent comme faisant partie d’une véritable communauté, avec une culture et un langage partagé par l’ensemble des joueurs. Ces communautés sont la source de nombreuses créations et partagent notamment de nombreuses données sur les jeux à travers des « wikis » et des forums14.Ces communautés ont un rôle très important dans le succès de ces jeux, en particulier sur l’engagement particulièrement fort des joueurs, la plupart d’entre eux passant plus de dix heures par semaine à jouer, parfois pendant des années.

Les systèmes et structures des communautés virtuelles issus des jeux de rôle en ligne ont largement inspiré le projet « Les Mystères de la Basilique ».

II. Présentation du projet Ghost Invaders

A. Origines du projet.

Le projet « Les Mystères de la Basilique » a été créé suite à la rencontre entre d’une part deux jeunes chercheurs travaillant sur les jeux de rôle en ligne et les transmédia et d’autre part une préoccupation culturelle partagée par le Centre des Monuments Nationaux et la ville de Saint-Denis. Cette ville, bien que dotée d’une histoire particulièrement riche et disposant d’un important patrimoine, notamment la Basilique Cathédrale, est en effet assez méconnue sous cet aspect, en particulier des jeunes (15-25 ans) d’île de France.

Ce constat a soulevé une question de la part des partenaires du projet : comment faire venir les jeunes à Saint-Denis et leur faire découvrir l’histoire et le patrimoine de cette ville ? Ils ne souhaitaient pas proposer aux jeunes un jeu vidéo qui les laisse immergés dans leur écran, mais aspiraient à ce qu’ils s’intéressent aux monuments et lieux historiques en eux-mêmes. Pour cela, un jeu à réalité alternée semblait particulièrement adapté. C’était donc une excellente occasion pour expérimenter un projet d’ARG innovant. Ce projet devait permettre de tester sur le terrain nos hypothèses de recherche concernant notamment le potentiel d’immersion d’un jeu à réalité alterné hybridé avec des systèmes de jeu de rôle en ligne.

B. L’ARG Ghost Invaders : Les mystères de la Basilique

Dispositif immersif et persistant

Le projet « Les Mystères de la Basilique » a eu lieu du 30 mars au 28 avril 2012. Le jeu se déroulait tout d’abord dans des espaces physiques : les espaces patrimoniaux du centre-ville de Saint-Denis : la Basilique, les rues du centre-ville, le Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, le chantier archéologique de l’Îlot du Cygne et aussi chez les commerçants de la ville.


Figure 1 : Photos du Musée d’Art et d’Histoire, de la nef de la Basilique, de la Fabrique de la ville, des cryptes de la Basilique et des rues du centre-ville de Saint-Denis.

Dans ces lieux, on pouvait découvrir des créations originales qui donnaient aux joueurs des indices pour recomposer l’histoire. Le dispositif du projet avait donc la particularité de se dérouler à la fois pendant une durée importante et dans un grand espace physique.

Les médias porteurs de la fiction

Plusieurs sortes de médias, qu’ils soient numériques ou pas, ont été mis en place pour porter la fiction. Nous pouvons les classer en deux catégories :

  • Les médias créés spécifiquement pour le projet : un site plateforme qui jouait un rôle de centralisation de l’information, des sites annexes, l’application Androïd « Ghost Traker », les installations numériques faisant apparaître les illusions de fantômes dans la ville et les monuments, les vidéos en ligne, ainsi que des affiches, flyers, concerts, etc.

  • Les médias préexistants détournés et les personnes complices ont été mis à profit afin de supporter la fiction et son ancrage dans le monde réel : Twitter (comptes des personnages de fiction par exemple), Facebook, Wikipédia, acteurs incarnant sur le terrain des personnages, commerçants partenaires, médiateurs, sites institutionnels, vidéos sur les écrans de diffusion du lycée Paul Eluard, articles dans la presse locale, etc.


Figure 2 : Photo d’une installation vidéo dans les cryptes de la Basilique, d’un échange sms entre un joueur et un personnage, article du JSD, capture d’écran du site plateforme www.ghostinvaders.fr.

Ce deuxième type de support permettait d’intégrer la fiction dans l’environnement habituel du public, ce qui avait pour effet de la rendre plus crédible et donc potentiellement plus immersive.

Tous ces supports, porteurs de multiples formes d’art, installés dans la ville de Saint-Denis formaient un immense dispositif. Cependant, c’étaient le potentiel ludique et la fiction qui ; traversant l’ensemble de ce dispositif, permettaient d’en conserver la cohérence.

Pitch de la fiction

L’évènement déclencheur du jeu fut l’interruption d’un concert de rap, organisé par nos soins, sur le parvis de la Basilique de Saint-Denis. Vers la fin du concert, toute la scène s’est brusquement éteinte, le rappeur a disparu dans un nuage de fumée, laissant place à une illusion : le fantôme de Dagobert, réveillé par le concert, menaçant la foule afin qu’on l’aide à retrouver son sceptre disparu.
Suite à cette interruption, une jeune lycéenne nommée Léa (une actrice), révoltée par la présence de ces fantômes et par leurs exigences, lance un appel afin qu’on l’aide à débarrasser la ville de ces spectres. Elle propose aux gens de se connecter sur le site internet www.ghostinvaders.fr et de résoudre avec elle les mystères autour de l’apparition soudaine de fantômes à Saint-Denis.

Pendant le mois d’avril, plusieurs évènements clefs ponctuèrent la fiction.


Figure 3 : Photos de spectateurs entrant dans la Basilique le soir du samedi 14 avril, d’une chanteuse lyrique devant l’orgue, des joueurs déchiffrant une énigme en braille.

Par exemple, le samedi 14 avril, la Basilique de Saint-Denis ouvrit ses portes de nuit pour un moment inédit mêlant dans la pénombre du monument, chant lyrique, orgue, jeux de lumière dans les vitraux, apparitions de fantômes et énigmes à résoudre pour les joueurs. Cette multitude de formes d’art dans un lieu faisait voyager le public d’un moment ludique à un moment spectaculaire, d’un moment de contemplation à un moment d’action.

Ces évènements marquaient non seulement une avancée dans le scénario, mais avaient aussi pour but d’intégrer davantage le jeu dans le quotidien des joueurs et d’attirer l’attention de potentiels nouveaux joueurs, tous ces évènements étant accessibles librement aux personnes non inscrites au jeu.

Objectifs du projet

En terme de recherche, les objectifs du projet “Les Mystères de la Basilique” étaient multiples : tester le potentiel d’un ARG comme support de création pour des auteurs, évaluer l’impact d’un tel jeu à but éducatif sur la découverte du patrimoine et étudier ses formes et sa puissance d’immersion. Dans un ARG, on souhaite que le réel fasse partie intégrante de la fiction et que la fiction se fonde dans le réel. Ainsi, le joueur peut être immergé dans le jeu et la fiction comme il le serait dans un lieu réel. Pour notre projet, nous souhaitions donc que la ville ne soit plus vue uniquement comme un espace de vie quotidienne, mais comme un espace de fiction, de découverte, d’exploration et de jeu.
Dans un jeu de rôle en ligne, on souhaite que les systèmes ludiques, communautaires et la fiction absorbent le joueur suffisamment pour qu’il oublie le réel le temps du jeu. Nous voulions donc également que notre projet génère un investissement similaire de la part des joueurs.
En mêlant ces deux formes ludiques particulièrement immersives, mais de manière différente, il s’agissait donc de tester une nouvelle forme d’expérience immersive, qui tire parti à la fois des qualités des ARG et de celles des jeux de rôle en ligne.

III. Les facteurs d’immersion de l’ARG Ghost Invaders

A. Un terrain de jeu tangible

Comme nous l’avons abordé précédemment, un point fort du potentiel immersif d’un ARG est la façon dont la fiction transmédia s’ancre dans le monde tangible. Dans le cas de Ghost-Invaders, le premier ancrage dans la réalité vient du fait que le jeu s’intègre dans un espace urbain. En effet, dès le lancement, le public (joueur ou non-joueur) a pu observer des illusions fantomatiques (installations numériques in situ) disposées à Saint-Denis dans les rues du centre-ville, la Basilique, l’îlot du cygne, et au Musée d’Art et d’Histoire. 85 % des sondés ont vu des fantômes dans la ville ou les monuments. De plus, les joueurs, pour résoudre les quêtes proposées et avancer dans la fiction, devaient parfois se rendre physiquement dans ces différents lieux de Saint-Denis. Pour les participants, la ville faisait alors partie intégrante de l’espace de jeu. Par ailleurs, les lieux choisis n’étaient pas neutres, leur histoire et leur atmosphère participaient à la construction de la fiction. D’ailleurs, 94,11 % des sondés ont trouvé que « l’univers choisi (lieu, thème, sujet, ambiance) se prêtait à l’immersion ». Plusieurs joueurs ont même ajouté des commentaires tels que « Saint-Denis est à la fois contemporain et chargé d’histoire. Du coup si un fantôme royal débarquait pour de vrai, ça pourrait être ici. », « Ce son des lieux de mystères que nous aimons particulièrement, car ils font partis de notre histoire ou l’ai mettent en valeur. » ou encore « L’histoire est ancrée dans un lieu riche en histoire, en lieux où elle se rencontre ». En effet, il s’agit d’une ville dynamique, riche en histoire, mais aussi très contemporaine comme l’a fait remarquer l’un des sondés. C’est un lieu de vie, un espace de rencontre qui devient support de la fiction.

De plus, l’intégration avec la ville ne s’est pas limitée aux lieux culturels, plusieurs boutiques ayant participé à la fiction. Ainsi, la boutique Argile et Vin a vu sa cave hantée par des fantômes à plusieurs reprises ; le vendeur de l’Arbre à Jouets (boutique de jeux) a donné des informations aux joueurs qui venaient le voir, la serveuse de La Bigoudène (crêperie) a témoigné de ce qu’elle avait vu dans une interview qui a été publiée dans la presse locale ; New Style (vêtements), l’Office de tourisme et la Médiathèque ont donné aux joueurs des informations ou documents nécessaires à la résolution de l’enquête. Le graphique ci-dessous décrit la répartition de la venue des joueurs dans ces différents lieux.


Figure 4 : Ratio des visites par les joueurs sondés entre les différents lieux où le projet a pris place

 

Le fait d’intégrer la fiction vécue par les joueurs à un espace préexistant renforce la crédibilité de la fiction et son potentiel immersif. C’est ce qui se produit aussi lors du passage de la fiction dans la presse locale. En effet, le JSD15 a publié différents articles concernant le jeu, mais toujours de façon immersive, c’est-à-dire sans jamais dévoiler qu’il pouvait s’agir d’un jeu. Ce type de communication permet aux joueurs de croire davantage à la fiction, cependant il s’est avéré que les articles n’ont pas particulièrement incité les non-joueurs à rejoindre l’ARG, comme vous pouvez le voir sur le graphique ci-dessous.


Figure 5: Moyen par lesquels les joueurs sondés ont eu connaissance du jeu

Par ailleurs, un des facteurs d’immersion du projet fut l’implication des médiateurs culturels de la ville jouant leur propre rôle, mais feignant de croire à la fiction. C’est ainsi, qu’un joueur16 a posté sur le forum dans une liste de ses meilleurs moments de jeu : « Catherine du musée, à deux doigts d’appeler réellement les flics, lors de l’enlèvement d’Océane » Il fait ici allusion à Catherine Russac, responsable du service des publics du musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, qui en réalité était tout à fait au courant de tout ce qui se passait, mais jouait son propre rôle comme si la fiction avait été réalité. Une des actrices infiltrées, Dorothée jouant le rôle de Claire de Poirant, journaliste, nous a confié, à la fin de cette journée, qu’elle-même avait eu un moment de doute. Non pas qu’elle se soit imaginé qu’Océane (médiatrice jouant son propre rôle) ait vraiment été enlevée par des démons, mais elle s’est demandée un instant s’il n’y avait pas vraiment un problème, si Océane, Catherine et les autres jouaient vraiment un jeu, si tout était vraiment faux. Par son intégration à l’espace réel, c’est la fiction qui vient à la rencontre du public.

B. Les acteurs infiltrés

Il y avait dans Ghost Invaders trois acteurs infiltrés :

Claire de Poirant incarnait une jeune journaliste férue d’histoire. Elle avait en réalité des intentions peu charitables, elle trahit d’ailleurs les joueurs vers la moitié du jeu en subtilisant les objets qu’ils avaient trouvé.

Léopold Dumaine, était un détective privé engagé par l’administrateur de la Basilique pour résoudre les problèmes de fantômes qui faisaient une mauvaise publicité au monument. Son but était donc, in fine, le même que celui des joueurs. Il faisait cependant jouer un peu la concurrence : lui étant un professionnel, les joueurs n’étaient pour lui que des amateurs.

Ilyas Hamah, était un stagiaire du musée. C’était un personnage qui voulait aider les joueurs, mais son côté mystérieux en faisait souvent un bon suspect.

Ces acteurs ont joué un rôle important pour l’immersion des joueurs dans la fiction. Un des joueurs17 lors d’un entretien à la question « Quel est le moment du jeu qui vous a semblé le plus immersif ? (Où les choses semblaient vraies…) » a répondu « Je dirais que les échanges avec les acteurs ont beaucoup joué, ainsi que la mise en vie des personnages via les supports (vidéos, portables, etc.) ». En effet, les acteurs permettaient à des personnages de fiction de prendre vie, non seulement par leurs présences sur les lieux, mais aussi via les échanges avec les joueurs. Les acteurs possédaient en fonction de leur âge et de leur rôle des cartes de visite, téléphones portables, comptes Twitter, profil Facebook, site internet ou blog, boites mails, etc. Plus de 270 SMS ont été échangés entre personnages de fiction et joueurs, les acteurs ont effectué, sur la durée du jeu, 20 heures de permanences téléphoniques pendant lesquels ils appelaient les joueurs pour leur parler ou leur laisser un message vocal. Les joueurs pouvaient rappeler à tout moment si l’acteur n’était pas « en jeu » ils tombaient sur le répondeur du personnage de fiction. Le graphique ci-dessous montre les taux d’échanges entre les joueurs et les différents personnages (hors fantômes).


Figure 6: Nombre de joueurs sondés ayant utilisé ces moyens d’échange avec les personnages.

82,3% des sondés pensent que leurs interactions avec les acteurs ont augmenté leur intérêt pour le jeu et leur investissement. Les 17,7% restants n’avaient pas d’avis. La présence de personnages augmentés ; c’est à dire qui sortent du cadre imaginaire de la fiction grâce à l’intervention d’acteurs, de vidéos, d’une présence sur internet et les réseaux sociaux, est un outil d’immersion puissant pour les ARG.

C. Le joueur comme acteur de fiction immersive.

Dès la création de son avatar, nous offrions au joueur la possibilité de choisir une classe : historien, reporter, explorateur et geek. Ils pouvaient également choisir l’apparence de leur avatar : genre, visage, cheveux. Ainsi, les joueurs pouvaient décider quels seraient leurs rôles dans l’aventure proposée et de quelle façon ils souhaitaient être représentés vis-à-vis des autres joueurs sur le site Internet, qui était la première accroche du jeu.

Le besoin d’engagement des joueurs a été conçu pour être progressif. Au début du jeu, les quêtes qui étaient confiées aux joueurs étaient faciles, pouvaient être réalisées par un joueur seul et ne nécessitaient pas, sauf pour la classe explorateur, de venir à Saint-Denis. À la fin du jeu, en revanche, les quêtes principales demandaient aux joueurs de venir sur place et de travailler en groupe. Parallèlement à l’engagement, l’immersion dans le jeu devait évoluer au cours du mois d’enquête. Nous avions conçu l’aventure de cette manière pour éviter d’effrayer les joueurs par des contraintes et un investissement trop important dès le départ. Une fois que ceux-ci étaient déjà à l’aise avec le jeu, nous leur demandions de venir sur place et de s’immerger complètement dans la fiction. Avant de venir, ils avaient donc pu découvrir à distance les nombreux éléments immersifs que nous avions préparés pour le jeu (acteurs, personnes complices travaillant à Saint-Denis, installations vidéo, concerts, etc.) Ils étaient donc déjà investis dans les aspects ludiques, communautaires et fictionnels du projet. Ainsi, nous avions conçu le jeu pour que, lorsque nous demandions au joueur de se déplacer à Saint-Denis et s’immerger sensoriellement et activement dans l’espace de la ville, celui-ci était déjà immergé dans une partie de la fiction et du jeu.

Le joueur avait un double rôle : un dans l’espace numérique du jeu, à travers son avatar, et un autre dans l’espace réel en venant sur place, en entrant en interaction avec des lieux, ou avec personnes réelles (autres joueurs ou acteurs).

D. Retour des joueurs sur l’immersion : analyse des sondages et entretiens.

L’analyse des données du projet montre que les joueurs ont ressenti un sentiment d’immersion en participant au projet “Les Mystères de la Basilique”. Ainsi, 76% des joueurs sondés ont exprimé le fait que le terme immersif définissait bien ce jeu. On peut cependant se demander ce que ce terme recouvrait pour les joueurs.

Le jeu proposait à la fois une immersion fictionnelle, car il était largement scénarisé, une immersion ludique, à travers les systèmes de classements et d’amélioration de l’avatar, une immersion communautaire, grâce les systèmes de groupes, partages et du forum et une immersion sensorielle du fait qu’une large partie du jeu avait lieu dans des espaces physiques. Il semble que l’ensemble de ces formes d’immersion ait fonctionné. Ainsi, plusieurs joueurs ont témoigné de leur expérience d’immersion fictionnelle durant ce jeu : « Au début j’ai eu du mal a faire le pas de telephoner a u inconnu, mais très rapidement je suis rentré dans le jeu et je m’y suis cru »18, « l’immersion en général, je l’ai trouvée très réussi, on se prend très vite au jeu, on a du mal à savoir si certains personnages sont réels (si Ilyas travaille réellement au musée à la base) »19.

Les joueurs témoignent ici de ce qui nous semble être une immersion fictionnelle active, à l’instar de celle proposée par les jeux vidéo, car les joueurs étaient partie prenante de l’histoire. L’interaction avec les acteurs et l’intégration du scénario dans le monde réel a semblé avoir donné une force supplémentaire à ce type d’immersion.

L’investissement des groupes les plus avancés témoigne en outre d’une immersion ludique très importante. Sur le forum, Thar, un joueur du groupe « Les Improbables » a expliqué que la compétition finale au prestige contre un le groupe « Les Pattes de Velours » avait été l’un de ses moments de jeu préférés. En outre, le temps passé en jeu par les joueurs les plus investis est similaire, voir supérieur à celui passé sur les jeux de rôle en ligne : « nous avons rêvé pendant un mois, nous avons parfois passé nos journées sur le site ou à St denis, Nicolas a parlé de 8h par jour, nous l’avons largement dépassé »20.

Le jeu, à travers les quêtes de groupe, incitait largement les joueurs à collaborer. De plus, grâce au système de partage et au forum, les joueurs échangeaient également beaucoup hors de leur groupe, ce qui a permis la formation d’une communauté, qui se retrouvait également dans les lieux physiques. Ainsi, une joueuse a listé sur le forum comme un de ses moments préféré sa rencontre avec une joueuse d’un autre groupe : « la balade (sous des trombes d’eaux) avec Grumly16 et la mise en commun de nos connaissances de la ville et de l’énigme pour trouver où se cachait Claire.»21

Le corps des joueurs était sollicité par les longues heures qu’ils passaient à jouer, parfois à veiller. Ainsi, un joueur cite comme un de ces meilleurs moments : « la fébrilité partagée et les encouragements mutuels à 1h du mat »22.

Si les joueurs étaient immergés d’un point de vue temporel, ils l’étaient également d’un point de vue spatial, leur corps étant mis à l’épreuve, en tant qu’acteur du jeu répondant aux personnages de fiction, explorant des monuments, courant à la recherche d’indices, etc. Ainsi, le jeu se déroulait en grande partie dans l’espace de la ville de Saint-Denis et dans ses monuments, et les joueurs actifs s’étant majoritairement déplacés : par exemple, parmi les sondés, 85% se sont déplacés à la Basilique. On peut également parler d’immersion physique.

Ainsi, l’immersion proposée était issue de multiples facteurs, de plus l’ajout de l’implication physique nous a permis de proposer aux joueurs une expérience ludique et fictionnelle innovante, particulièrement immersive, qui n’a pas été remise en cause par le but culturel du projet.

Conclusion

Le fait de rendre l’univers fictionnel plus crédible en l’intégrant à l’environnement quotidien des utilisateurs, spécificité des jeux à réalité alternée, semble avoir eu un rôle majeur. Ce type de fiction proposant une immersion fictionnelle et physique a tendance à se développer, en réponse à une demande croissante du public.

L’hybridation entre les formes d’immersion des jeux à réalité alternée et celles des jeux de rôle en ligne dans le projet « Les Mystères de la Basilique » a permis d’ajouter une forte dimension communautaire et compétitive au projet. De cette immersion ludique, fictionnelle, communautaire et sensorielle est née un engagement important des joueurs. Il semble donc finalement que les ARG soient des objets particulièrement intéressants à étudier quand on traite de l’immersion, tant celle-ci est un élément fondamental de leur conception et de leur réception.

Le temps passé à jouer (plus de huit heures par jour pour certains participants), l’investissement des joueurs et le fait qu’ils se soient déplacés jusqu’à Saint-Denis à plusieurs reprises, leur a permis de porter un nouveau regard sur la ville de Saint-Denis et d’apprendre son histoire : « Je dois dire que je vois maintenant Saint-Denis sous un autre jour et que ce jeu est bien la seule chose qui a réussi à me faire apprendre par cœur l’arbre généalogique des Mérovingiens :p »23

Cependant, si les jeux à réalité alternée hybridés avec des jeux de rôle en ligne se posent comme des paradigmes de l’immersion, la puissance de celle-ci peut tout aussi bien proposer aux joueurs de porter un nouveau regard sur le monde, qu’à les manipuler dans un but marketing ou politique. Il semble donc particulièrement utile d’éduquer le public sur les possibilités de mélange entre fiction et réalité que sont les transmédias.

Notes

1Doctorante, Université Paris 8, karleen.group@gmail.com

2Doctorante et ATER, Université Paris 8 et Université de Savoie, edwige.lelievre@gmail.com

3J-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Editions du Seuil, Paris, 1999.

4http://www.ghostinvaders.fr

5Entretiens menés par Karen Guillorel de mai à juin 2012.

6James Cameron, film (2009), jeu, etc.,

7Luc Besson, film (2006), jeu, cartes à jouer, etc.

8H. Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York University Press, New York, 2006.

9Série, jeu, etc. réalisés et produits par Ankama.

10C. Dena, Transmedia Practice: Theorising the Practice of Expressing a Fictional World across Distinct Media and Environments, thèse de Doctorat dirigée par Pr. Gerard Goggin, 2009.

11L. Trémel, Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia, PUF, Paris, 2001.

12J. McGonigal, Reality Is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World, Jonathan Cape Ltd, London, 2011.

13J-M. Ducos, ‘Norvège : «Ces tueurs veulent laisser une trace dans l’histoire»’, Le Parisien, Paris, 2011.

14J. Newman, Playing With Videogames,Routledge, London, 2008.

15Journal de Saint-Denis, avec l’aide de Benoît Lagarrigue, responsable culture.

16Joueur répondant au pseudonyme de Thar, Historien niv 5.

17Entretien d’Aurélie, 29 ans (Cernunnos 55xp), entretien le 31 mai 2012.

18Entretien avec un joueur répondant au pseudonyme de Poulpy.

19Entretien avec un joueur répondant au pseudonyme de Joun.

20Entretien avec un joueur répondant au pseudonyme de Joun.

21Message d’un joueur répondant au pseudonyme de Groukie.

22Message sur le forum d’un joueur répondant au pseudonyme de Groukie.

23Message du joueur répondant au pseudonyme d’Adira laissé sur le forum.

Bibliographie

  • Dena C., Transmedia Practice: Theorising the Practice of Expressing a Fictional World across Distinct Media and Environments, thèse de Doctorat dirigée par Pr. Gerard Goggin, 2009.
  • Ducos J-M., « Norvège : «Ces tueurs veulent laisser une trace dans l’histoire» », Le Parisien, Paris, 2011.
  • Jenkins H., Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York University Press, New York, 2006.
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  • Trémel L., Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia, PUF, Paris, 2001.